vendredi 7 mai 2010

La montée de l’irrationnel

Plus de vingt mille sorciers modernes, voyants, astrologues et autres haruspices officiels avec l'aide de quelques dizaines de marabouts venus d'Afrique suffisent à peine, en France, à répondre aux angoissantes demandes de quelque quatre millions de clients réguliers. L'ésotérisme se trouve en pleine expansion ; la moitié des Français consultent régulièrement leur horoscope, et le tirage des revues d'astrologie ne cesse d'augmenter (deux d'entre elles dépassant les cent mille exemplaires).

Le boom de cette industrie divinatoire (tarots, cartes, talismans, chiromancie, guérisseurs, radiesthésie) correspond à une régression profonde de l'individu. Celui-ci en vient à admettre que le « ciel de naissance » peut déterminer, de manière absolue, sa biographie. Ainsi, le « destin astral » interprété par le voyant remplace en ces temps de superstitions la lecture des voies de la providence effectuée naguère par le prêtre.

L'obscurantisme séduit de plus en plus certains esprits rebutés par la complexité des réalités technologiques nouvelles, choqués par l'irrationnelle horreur économique. A la faveur de cet obscurantisme se sont déjà épanouis à travers le monde des «révolutions conservatrices » et divers fondamentalismes : islamiste en Iran, puritain aux Etats-Unis, ultra-orthodoxe en Israël, etc.

Mais il pourrait demain, lorsque la crise aura encore amplifié les frayeurs, déchaîner de plus graves pulsions destructrices. Et il sera tentant de chercher aux difficultés accrues de commodes boucs émissaires. Que certains hommes politiques désignent déjà : « Nous risquons d'être, comme le peuple romain, envahis parles peuples barbares que sont les Arabes, les Marocains, les Yougoslaves et les Turcs, a déclaré un ancien ministre belge de l'Intérieur, Joseph Michel. Des gens qui arrivent de très loin et qui n'ont rien de commun avec notre civilisation.» Des idées séniles peuvent renaître ainsi dans des corps plus jeunes et devenir populaires.

Dans les années trente, le romancier Thomas Mann en avait pressenti le danger : « L'irrationalisme qui devient populaire est un affreux spectacle. On sent qu'il en résultera fatalement un malheur. » Dans l'actuel climat de pessimisme culturel et alors que resurgissent les questions nationale et sociale, de nouveau rôdent, en Europe, les forces de l'extrême droite. Elles demeurent à l'affût des déceptions de tous ordres qu'un libéralisme désincarné ne manque pas de susciter. Ici et là, en Europe occidentale notamment, s'installe déjà une sorte de xénophobie tranquille que mille (mauvais) arguments tentent de justifier.

La déraison se nourrit d'ignorance et de crédulité, de mythes et de passions, de foi et de frayeurs. Ce sont les nourritures de toute religion, de toute superstition. Et le traumatisme économique que subissent actuellement les sociétés européennes risque de transformer ces nourritures en élixirs. Pour une nouvelle barbarie.

Le nazisme s'était enraciné dans une Allemagne en désarroi, il a su profiter de l'impact de la dépression économique, de la mutation convulsive du capitalisme et du traumatisme national. C'est l'explosif mélange auquel l'Europe est de nouveau confrontée. Les citoyens sauront-ils se mobiliser pour éviter que se reproduise le néfaste précédent ?

Source : Ignacio Ramonet géopolitique du chaos - 1997
 
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